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Duverger, Timothée, « La décroissance: naissance d'une pensée anti-systémique », Bulletin de l'Institut Aquitain
d'Études Sociales, n°91, automne 2009, pp.37-51.
« Quand j'entends dire nos écologistes parfois qu'ils vont faire campagne sur le thème de la décroissance, est-ce qu'ils savent qu'il y a du chômage? Est-ce qu'ils savent qu'il y a de la misère dans le monde? Est-ce qu'ils savent qu'il y a près d'un milliard de gens qui ne mangent pas à leur faim et que la décroissance ça veut dire plus de misère pour tous ces gens-là? » Ainsi le président de la République, Nicolas Sarkozy, fustige-t-il les thèses de la décroissance lors d'un Conseil national de l'UMP tenu à Aubervilliers le 28 novembre 2009.
D'abord, entendons-nous sur le terme de décroissance. Ce n'est guère une idéologie, pas plus qu'un programme économique. Il s'agit d'une pensée, au sens heideggerien du terme. C'est-à-dire qu'elle est vivante, créative. Nécessairement plurielle, la décroissance ne peut être prescriptive et critique au contraire toute prescription: « c’est d’abord un mot-obus pour pulvériser la pensée économiste dominante »1. La décroissance est donc une pensée, mais pas seulement. Active, elle prétend agir sur le réel. Contester l'ordre dominant pour le renverser. Elle frappe le capitalisme au cœur en menaçant le mécanisme d'accumulation de richesses qui fait sa spécificité. Anti-systémique2, elle ouvre des horizons nouveaux, mais laisse chacun libre d'inventer ce que sera demain, loin de tout dogmatisme. Elle est l'illustration même de la dialectique hégélienne reprise et résumée par Mikhaïl Bakounine: « la joie de la destruction est en même temps une joie créatrice ». La négativité travaille la positivité dominante pour la renverser et reconstruire sur ses décombres, sans plan aucun, dans une spontanéité toute révolutionnaire.
Mais comment cette pensée radicale3 se forme-t-elle contre le capitalisme? Son jaillissement, son kairos4, est déterminant. La décroissance est une innovation théorique radicale qui surgit à la fin du cycle de haute croissance d'après-guerre. Au sein d'une société de croissance dont le programme est donné dès 1948 par Jean Fourastié. C'est l'ère du « grand espoir »: le progrès technique engendre le progrès économique, qui lui-même engendre le progrès social5. L'équation est imparable, la croissance à son apogée: 5.05% en moyenne en France entre 1950 et 1973. Domine une véritable foi, si irradiante qu'elle en vient à générer l'aveuglement de ses prêtres les plus influents. Le prix Nobel d'économie de 1970, Paul Samuelson, déclare ainsi deux ans avant la crise pétrolière: « L'ère post-keynésienne s'est donnée les moyens d'une politique de la monnaie et de l'impôt permettant de créer le pouvoir d'achat indispensable pour éviter les grandes crises [...]. Avec nos connaissances d'aujourd'hui, nous savons assurément comment éviter une récession chronique. »6 L'Assemblée générale des Nations Unies proclame de son côté en 1961 la « décennie du développement » - dix ans pour moderniser le Tiers Monde ! -, Walt Whitman Rostow ne vient-il pas de décrire Les étapes de la croissance économique?7 Pourtant, c'est au sommet de la vague, alors que le compromis keynéso-fordiste semble irréversible et que Daniel Bell annonce « La Fin des idéologies »8, que se dresse une nouvelle pensée anti-systémique, écologiste, qui conteste tant la valeur que la durabilité du capitalisme.
I. L'irruption de l'écologie dans la société de consommation
A. L'apparition d'une conscience planétaire dans les années 1960-1970
Plusieurs causes s'enchevêtrent qui toutes font prendre conscience à l'humanité de son unité d'appartenance et de destin. La conscience écologique est inséparable d'une approche globale du monde. En 1942 naît l'utopie communicationnelle9, sœur de la cybernétique. Contre le mensonge collectif de la barbarie nazie, Norbert Wiener a l'idée d'une transparence communicationnelle, d'un réseau intégré reliant tous les points et permettant toutes les interactions, la circulation d'informations devenant l'archétype de la paix. Peut s'opérer dès lors une standardisation/homogénéisation des modes de vie et des consommations. Individus et peuples se rapprochent au sein d'un « village planétaire »10, bouleversant la définition identitaire de chacun.
En même temps apparaît une Société du risque11 depuis l'entrée dans « l'âge postatomique » décrit par Günther Anders. Les catastrophes climatiques, sanitaires, industrielles, économiques se multiplient, le risque est invisible, diffus et peut frapper à tout moment. S'ancre alors dans les esprits l'idée d'une menace permanente qui favorise l'émergence d'une conscience planétaire; ce qui se retrouve dans la dénonciation des dégradations anthropiques de l'écosystème par Rachel Carson en 1962 dans son best-seller, Printemps silencieux, ou par le commandant Jacques-Yves Cousteau qui sensibilise le public par ses reportages des fonds marins.
Le 20 juillet 1969, la Terre vue de la lune apparaît sur les écrans pour une spectaculaire mondovision. En 1974 l'hypothèse Gaïa12 qui fait de la Terre un système complexe autorégulé, écume d'une tendance de fond qui traverse l'époque et bouleverse l'ensemble des repères traditionnels pour imposer une vision globale de la Terre, que le biologiste Joël de Rosnay théorise dans Le Macroscope en 1975. Ce que l'irruption des anciennes colonies sur la scène internationale avec la Déclaration concernant l'instauration d'un nouvel ordre économique mondial confirme. : Edgar Morin note qu' « en dépit des fixations particularistes, locales, ethnocentriques, en dépit de l'incapacité à contextualiser les problèmes (qui ne vient pas seulement des ruraux isolés, mais aussi des technocrates abstraits), en dépit des perceptions parcellaires, des visions unilatérales et des focalisations arbitraires, le sentiment qu'il y a une unité planétaire à laquelle nous appartenons, et qu'il y a des problèmes proprement mondiaux, se concrétise, portant en lui une évolution vers la conscience planétaire. »13. C'est une révolution, les bouleversements cosmologiques à l'œuvre dans ces mutations structurelles sont à l'origine d'une conscience nouvelle de ce qu'est le monde.
B. Mai 68: catalyseur de la revendication écologique
Alors surgit avec plus d'acuité la question écologique dans une France au rythme du trop ennuyeux « métro-boulot-dodo ». Elle s'ajoute à la question sociale, stabilisée mais non réglée depuis la guerre. C'est Mai 68: « Les courants critiques de la sociologie et les courants dissidents du marxisme viennent confluer en politique »14, « le grand accoucheur »15 de l'écologie politique. L'Internationale situationniste (IS) publie deux manifestes majeurs en 1967: le livre très théorique de Guy Debord, La société du spectacle16, et le Traité du savoir-vivre à l'usage des jeunes générations17, plus circonstancié, de Raoul Vaneigem. Corollaire de la critique de l'aliénation – la dégradation de l'être en avoir est préalable à celle de l'avoir en paraître –, c'est la recherche d'une authenticité de la vie qui fonde la révolution culturelle de Mai. Revenant sur ces évènements, Raoul Vaneigem déclare que « Si les situationnistes furent les seuls à pressentir, à annoncer et à préparer le Mouvement des occupations de mai 68, c'est qu'ils fondaient sur l'analyse du capitalisme, alors dans sa phase consumériste, l'idée que la colonisation de la vie quotidienne allait provoquer une réaction du vivant contre son exploitation économique ».18 Cette critique radicale de la société de consommation amène quelques années plus tard Debord à s'intéresser plus directement à l'écologie dans La Planète malade19, la recherche d'une construction de situations conduisant nécessairement au souci de l'environnement: pour lui, « ce qui est nouveau, c'est que l'économie en soit venue à faire ouvertement la guerre aux humains; non plus seulement aux possibilités de leur vie, mais à celles de leur survie »20. Parallèlement, en 1968 est traduit l'ouvrage du sociologue de l'école de Francfort Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnel, où il tente de reconnecter mouvement social et pensée critique. Notant « le triomphe de la pensée positive »21 par l'intégration des individus au système de production/consommation unidimensionnel, cet hégélien forge une pensée du « Grand refus ». Une « brèche »22 s'ouvre dans le système: « sous les pavés, la plage »! Roger Cans analyse que « Sans le vouloir, les enragés de Nanterre et les contestataires de la Sorbonne ont appris [aux écologistes] à s'affirmer et à braver les vieux interdits. »23
Se crée ainsi dès 1969 la Fédération françaises des sociétés de protection de la nature (FFSPN), tandis qu'une antenne des « Amis de la Terre » est montée à Paris en 1970. S'ouvre l'ère des néoruraux24. Des journalistes prennent fait et cause pour la défense environnementale, comme le directeur des informations de Radio Luxembourg, Jean Carlier, qui s'oppose à la construction d'une station de ski intégrée menaçant le parc naturel de la Vanoise. En 1969 est créée l'Association des journalistes et écrivains pour la protection de la nature (AJEPN). Une presse écologiste arrive avec le mensuel de Pierre Fournier, La Gueule ouverte, le « journal qui annonce la fin du monde » et développe une écologie libertaire ciblant pêle-mêle le nucléaire, les multinationales, les médias, etc. Les universitaires ne sont pas en reste: le mathématicien Alexandre Grothendieck, titulaire de la médaille Fields, propose un séminaire au Collège de France intitulé: « Faut-il continuer la recherche scientifique? », au moment où il rejoint le combat anti-nucléaire et anti-militaire en plein essor avec en 1971 la marche pacifique contre la centrale nucléaire du Bugey ou encore l'opposition à l'extension du camp militaire du Larzac. Cette poussée écologiste conduit le premier ministre Jacques Chaban-Delmas à créer un précoce Ministère de la Protection de la nature et de l'Environnement.
C. « Halte à la croissance? »25
L'écologie investit donc la sphère politique. Elle apparaît même sur la scène internationale lors de la publication du très controversé rapport Meadows. En 1968 est fondé le Club de Rome, composé d'économistes, de scientifiques, de fonctionnaires et d'industriels soucieux de l'environnement, qui confient en 1970 au professeur Denis L. Meadows, du MIT, une recherche prospective sur l'avenir de la planète. Avec son équipe et en s'appuyant sur un modèle qui utilise la dynamique des systèmes, il développe une approche du monde comme système complexe à partir de cinq paramètres en interaction: population, production alimentaire, industrialisation, pollution et utilisation des ressources naturelles non renouvelables. Un rapport est publié en 1972, Limits to Growth, dont les conclusions font l'effet d'une bombe: la croissance économique est déclarée coupable de creuser les inégalités Nord/Sud, d'épuiser les ressources naturelles, d'être à l'origine de déchets et de pollutions et, plus largement, de conduire le monde à l'effondrement, le progrès technique ne pouvant au mieux que retarder l'inéluctable. Il importe donc de restructurer l'économie dans le sens d'une revalorisation des activités non matérielles de type qualitatif (loisirs, éducation, relations humaines, etc.): c'est la « croissance zéro »! Les néoclassiques font alors feu de tout bois contre le rapport en s'attaquant aux méthodes utilisées: Friedrich Hayek déclare le 11 décembre 1974 lors de son discours de réception du prix Nobel d'économie: « l'immense publicité donnée récemment par les médias à un rapport qui se prononçait au nom de la science sur les limites de la croissance, et le silence de ces mêmes médias sur la critique dévastatrice que ce rapport a reçu de la part des experts compétents, doivent forcément inspirer une certaine appréhension quant à l’exploitation dont le prestige de la science peut être l’objet. »26 Mais la critique vient également de la gauche: l'économiste populationniste Alfred Sauvy s'en prend en 1973 dans Croissance zéro? à la tentation malthusienne présente dans le rapport.
L'impact médiatique est sans précédent, alors que s'annonce la première conférence des Nations unies consacrée à l'homme et son milieu à Stockholm. Le vice-président de la Commission européenne, Sicco Mansholt, socialiste hollandais, reprend les conclusions du rapport et adresse en février 1972 une lettre au président de la Commission, Franco-Maria Malfatti, dans laquelle il explique qu'« il est évident que la société de demain ne pourra pas être axée sur la croissance, du moins pas dans le domaine matériel. »27 En France, c'est le tollé lorsque le communiste Georges Marchais dévoile la lettre au public dans une conférence de presse le 4 avril 1972, en pleine campagne référendaire sur l'élargissent de la CEE. Il accuse l'Europe de tramer de sombres desseins dans le dos des peuples et s'attaque au socialiste Mansholt pour mieux se distinguer des socialistes français. Il est rejoint par le CNPF, mais non par le Parti socialiste qui se montre d'abord moins réticent, Jean-Pierre Chevènement reconnaissant même que « [Sicco Mansholt] esquisse l'image d'un socialisme autogestionnaire dans lequel le Parti socialiste n'a pas de peine à se reconnaître »28. Sicco Mansholt devient cependant président de la Commission européenne le 22 mars 1972. Il accorde alors un entretien au Nouvel Observateur. Ce chantre du productivisme technocratique, auteur d'une restructuration de la PAC, va jusqu'à déclarer: « Disons-le carrément : il faut réduire notre croissance économique, notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance celle de la culture, du bonheur, du bien-être. »29 Mais son vice-président chargé de l'Économie et des Finances Raymond Barre s'oppose publiquement à lui et Valéry Giscard d'Estaing, alors Ministre des Finances et des Affaires économiques de la France, lui répond qu'il ne veut pas « devenir objecteur de croissance ». La Conférence n'a pas le succès espéré, mais un organe spécifique est créé au sein de l'ONU pour se charger des questions environnementales: le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE).
II. La décroissance: une idée qui fait son chemin
A. Apparition d'un mot
La double spécificité du discours critique de la croissance – à la fois discours de la science et discours de l'élite – lui a donné tous les atours de la légitimité. Théorie d'experts, elle est systématisée par un économiste dans les années 1960-1970. Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), mathématicien et économiste roumain disciple de Joseph Aloïs Schumpeter, est l'auteur d'une critique radicale de l'épistémologie mécanique de la théorie économique néoclassique, à la fois de l'illusion mathématique qui l'irrigue et du postulat de ressources illimitées qui la fonde. Il associe à l'activité économique les lois de la thermodynamique et fonde la bioéconomie; théorie publiée en 1971: The Entropy Law and the Economic Process. Il reprend à Sadi Carnot sa Loi de l'Entropie et intègre les ressources minérales et énergétiques au domaine économique: toute transformation réelle est irréversible (à temporalité humaine). Ainsi, par exemple, le pétrole, une fois transformé en chaleur, est perdu. La rareté qui en résulte est à l'origine de conflits internes et externes aux sociétés. Pour lui, la seule finalité de l'économie est la « joie de vivre »30, il imagine même en 1975 un « programme bioéconomique minimal »31 pour y parvenir. Le terme de décroissance n'apparaît dans son œuvre qu'en 1979 à l'occasion de la publication de certains de ses écrits en français, par souci de s'opposer à son ancien disciple, Herman Daly, défenseur lui de « l'état stationnaire »32. Il écrit ainsi que « la croissance actuelle doit non seulement cesser, mais être inversée »33.
La première occurrence du mot décroissance intervient cependant dans un sens différent, plus « spiritualiste », en 1973, dans un article des Cahiers de la Nef pour un dossier intitulé « Les objecteurs de croissance », chargé de réagir au rapport Meadows et réunissant des contributions de politiques et d'intellectuels de tous bords (Dumont, Jouvenel, Rocard, Chevènement, Attali, etc.). Le philosophe André Amar s'est donné comme spécialité l'analyse du vide existentiel de la société moderne en s'appuyant sur la sagesse juive. Il rédige ainsi « La croissance et le problème moral » où il affirme que « la décroissance, au moins sous certaines formes, apparaît aujourd'hui comme nécessaire »34, mais s'intéresse plutôt aux présupposés métaphysiques de la croissance. Il constate que les relations sociales se fondent sur l'agressivité et la hiérarchie, qui s'opposent toutes deux aux morales, tant grecque (la mesure) que juive (le juste) ou chrétienne (la non-violence); ce qui le conduit à vilipender la pensée rationnelle et la modernité. Mais il garde espoir dans un prochain réenchantement du monde seul capable de retisser le lien social.
B. La mouvance personnaliste
L'historien Christian Roy situe les origines de l'écologie politique dans ce qu'il nomme le « personnalisme gascon »35, né en Aquitaine dans les années 1930 autour des figures de Bernard Charbonneau (1910-1996) et de Jacques Ellul (1912-1994). Proches de L'Ordre nouveau, ils participent au personnalisme chrétien organisé par Emmanuel Mounier autour de la revue Esprit, première expérience intellectuelle déterminante. Pour eux, le principe d'explication du monde se trouve dans la technique, prise comme phénomène né au XVIIIème siècle en Occident (ce que Charbonneau nomme la « Grande Mue »)36. La technique se caractérise par son unicité et son autonomie, elle s'auto-accroit et transforme la civilisation en investissant tous les domaines: l'économie, la structure et le fonctionnement de l'État, et la vie psychologique de l'individu. C'est même un système depuis qu'a débuté l'ère de l'informatique. La liberté est anéantie, la technique en venant à transformer l'homme concret en l'adaptant au milieu artificiel qu'elle crée sur l'étalon d'un homme abstrait, quitte à manipuler la totalité des aspects de sa vie, notamment via les médias de masse qui imposent insidieusement les techniques et mode de vie, l' « American way of life ». Seule solution: exacerber les tensions internes du capitalisme pour qu'il explose.
Ivan Illich (1926-2002), prêtre allemand défroqué ayant participé au développement de l'Amérique du Sud dans les années 1960-1970, influencé par Ellul, fait une critique de la société industrielle à partir des institutions qui assurent sa reproduction. Il analyse deux seuils de développement. Un premier: la marchandisation/industrialisation d'un bien ou d'un service qui le fait sortir de sa phase prémoderne; un second: sa contre-productivité, dérive de la modernité où l'émancipation devient aliénation. En somme, la médecine rend malade, l'école descolarise, la voiture entrave la circulation, lorsqu'elles arrivent au stade du « monopole radical »37. À la prétention des hommes à l'hybris, les dieux jaloux répondent par l'envoi de la déesse de la vengeance, Némésis38. Illich en vient à critiquer le développement uniforme et la quête aveugle de la croissance: « les objectifs sociaux prennent l'apparence de niveaux de consommation qu'il faut à tout prix atteindre. »39 Constatant les mécanismes économiques de l'obsolescence programmée, de la manipulation des désirs et de la création du manque, il en appelle à une « révolution [des] institutions » qui permette l'émergence d'une « société conviviale », c'est-à-dire où les « outils »40 sont maîtrisables par l'homme selon les fins qu'il leur affecte, même si « la désaccoutumance de la croissance sera douloureuse »41. Réaliste, il n'en appelle qu'à un recul de la sphère de l'hétéronomie, au profit de celle de l'autonomie personnelle.
André Gorz (1923-2007), philosophe et journaliste français proche du mouvement ouvrier, se réclamant d'abord de l'existentialisme sartrien, vit un tournant en 1971, au moment de sa rencontre avec Herbert Marcuse42 et surtout de sa découverte de l'œuvre d'Ivan Illich43; ce qui aboutit à la publication en 1975 d'Écologie et politique, puis d'Écologie et liberté en 1977. Il rapproche ses analyses critiques du marxisme et l'écologie, à partir des écrits d'Illich. Craignant une récupération de l'écologie par le capitalisme, Gorz élabore une pensée écologiste de rupture et dénonce le compromis keynéso-fordiste. Ne craignant pas moins la montée d'un « écofascisme »44, il propose un projet alternatif permettant « de rétablir un équilibre entre production institutionnelle et autonomie des communautés de base. »45 Très concrètement, cela signifie la planification centralisée pour la production du nécessaire, et l'autoproduction dans des ateliers d'accès libre pour le non-nécessaire qui serait donc non marchand. Se référant à Georgescu-Roegen, il note que « l'utopie ne consiste pas, aujourd'hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l'actuel mode de vie; l'utopie consiste à croire que la croissance de la reproduction sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu'elle est matériellement possible »46.
C. Du tiers-mondisme aux alternatives politiques
François Partant (1926-1987), longtemps banquier du développement, est l'auteur d'une pensée stimulante sur le développement. En 1975, dans La Guérilla économique, livre nourri de ses expériences congolaises et malgaches, il dénonce le développement comme une entreprise néo-colonisatrice qui paupérise le Tiers Monde dont les sociétés jusque-là « maîtrisaient les conditions de leur propre reproduction sociale »47. Tout l'édifice repose sur des mécanismes de domination tant entre les individus qu'entre les sociétés: c'est la concurrence qui impose les hiérarchies, l'idéologie du progrès accompagnant ce processus d'un discours à la fois auto-légitimant et auto-réalisateur, en proposant une lecture uniforme du processus de développement. Dès 1978, dans Que la crise s'aggrave!, Partant met en lumière l'absence de pérennité de l'accumulation capitaliste, aux niveaux financier, social et environnemental. Il explique que « de par sa dynamique, la croissance ne peut être qu'anarchique »48, puisqu'aucune planification globale n'est possible tant que dure la compétition internationale. Il reproche au socialisme de ne repenser que les rapports de production, non le mode de production lui-même. Socialiste utopique, fouriériste, libertaire, il en appelle aux expériences alternatives qui reconnectent les choix socio-politiques et culturels des sociétés aux processus techno-marchands. Il propose la mise en place de « Centrales économiques », micro-sociétés d'économies autocentrées pouvant être coordonnées entre elles, dont l'objet de chacune est de « réunir toutes les personnes qui souhaitent fonder ensemble une société au sein de laquelle sont exclus les rapports de domination et les relations de pouvoir... et de promouvoir des activités productives pour donner aux sociétaires des moyens d'existence, en évitant que naissent entre eux des contradictions d'intérêt »49. La coopération et la complémentarité sont privilégiées, sans toutefois étouffer la liberté d'entreprendre et les échanges.
René Dumont (1904-2001) tient de ses parents deux passions: de sa mère, celle de la liberté, de son père celle de la terre. Pacifiste intégral, socialiste indépendant, tiers-mondiste viscéral, l'agronome occupe de 1933 à 1974 la chaire d'agriculture comparée à l'Institut national agronomique, tout en accumulant une riche expérience de terrain dans le Tiers Monde. Très critique vis-à-vis du marxisme qu'il juge irréaliste, il s'inscrit d'abord dans une veine productiviste, comme en témoigne en 1949 son ouvrage présentant Les leçons de l'agriculture américaine. Il entame cependant un premier virage dans les années 1960 lorsqu'il abandonne sa foi dans le développement à l'occidental pour préconiser des adaptations aux structures locales en faisant des paysans les vrais prolétaires. Pleinement écologiste à l'occasion de la sortie de son manifeste L'Utopie ou la mort! directement inspiré par le rapport du Club de Rome, auteur à succès et intellectuel reconnu, Dumont est choisi par les écologistes quelques semaines avant l'élection présidentielle anticipée de 1974 pour les fédérer autour de sa candidature. Pendant la campagne, il cible surtout les « riches des pays riches »50 et relaye les revendications du Tiers Monde. Cependant, sur la question de la croissance, il reste ambigu. Par exemple, il s'interroge: « Est-ce que nous devons accepter toutes les contraintes de ce type de civilisation si celui-ci nous mène dans une impasse absolu, si celui-ci nous mène à la mort? »51 Et préconise une « croissance zéro de notre consommation globale de produits industriels »52. Et, dans le même temps: « Il ne s'agit pas d'arrêter la consommation de tout, il ne s'agit pas de la croissance zéro, il s'agit d'envisager une autre croissance. »53
La décroissance n'est donc pas une idée neuve, elle connait bien des versions (économique, spiritualiste, personnaliste, tiers-mondiste), des évolutions. Pourtant, deux thèmes traversent toutes ses variantes: la révolte et la qualité de la vie. Elle s'oppose radicalement au système dominant, plus encore que le socialisme réel dont le productivisme et les nouvelles formes de hiérarchie tendraient à confirmer la thèse bakouninienne d'un capitalisme d'État. C'est une révolte de la vie contre le réductionnisme économique. L'utopie libertaire d'un mieux-vivre-ensemble, alors que la société d'après-guerre a échoué, malgré tout son confort, à émanciper. Cette radicalité est cependant bien vite étouffée, qui plus est par la confirmation de ses analyses: la crise pétrolière lui retire toute visibilité, empêche toute réflexivité. Une seule chose compte: le retour à la croissance. Le choix conjoncturel brise le choix structurel, deux temporalités s'affrontent, la plus courte – celle de l'économie – l'emporte. Mais aujourd'hui, la décroissance revient plus forte, la crise économique mondial jouant cette fois le rôle de catalyseur...
1ARIÈS, Paul, « La décroissance, un mot-obus », La Décroissance, n° 26, avril 2005.
2La pensée anti-systémique est à considérer, sur le plan des idées, comme le pendant du « mouvement antis-systémique » défini par Immanuel Wallerstein.
3Au sens étymologique du terme: qui s'attache à la racine.
4Vient du grec: élément temporel créant de la profondeur dans l'instant, moment de l'action opportune, à mi-chemin entre fatalisme et libre-arbitre.
5FOURASTIÉ, Jean, Le Grand Espoir du XXe siècle. Progrès technique, progrès économique, progrès social, Paris, PUF, 1949, 224p.
6Cité par BEAUD, Michel, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000 (1981), Paris, Seuil, 2000, 437p.
7ROSTOW, Walt, Whitman, The Stages of Economic Growth. A non communist manifesto, Cambridge, Cambridge University Press, 1960.
8BELL, Daniel, La Fin des idéologies. Sur l'épuisement des idées politiques dans les années 1950 (1960), Paris, PUF, 1997, 416p.
9BRETON, Philippe, L'Utopie de la communication. Le Mythe du « village planétaire », Paris, La Découverte, 2004, 171p.
10MCLUHAN, Marshall, War and Peace in the global Village, New York, Bantam Books, 1967, 192p.
11BECK, Ulrich, La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité (1986), Paris, Flammarion, 2008, 521p.
12 LOVELOCK, James et MARGULIS, Lynn , « Atmospheric homeostasis by and for the biosphere : the Gaia hypothesis », Tellus, n°6 (1974), pp.1-10.
13 MORIN, Edgar et Kern, Anne Brigitte, Terre-Patrie (1993), Seuil, Paris, 1996, pp.45-46.
14 MORIN, Edgar, « La commune étudiante. Les origines », Le Monde, 17 mai 1968.
15 CANS, Roger, Petite histoire du mouvement écolo en France, Paris, Delauchaux et Niestlé, 2006, p.108.
16 DEBORD, Guy, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992, 209p.
17 Texte disponible en ligne à l'adresse: http://arikel.free.fr/aides/vaneigem/
18VANEIGEM, Raoul, « L'an 01 et Raoul Vaneigem », entretien réalisé par Sophie DIVRY, La Décroissance, n°60, juin 2009, p. 5.
19 DEBORD, Guy, La Planète malade (1971), Paris, Gallimard, 2004, 94p.
20Cité par HOMS, Clément, « Guy Debord, père de la décroissance: sortir de ''la croissance des forces productives aliénées'' », novembre 2006, http://1libertaire.free.fr/DebordPeredeladecroissance01.html
21 MARCUSE, Herbert, L'Homme unidimensionnel. Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée (1968), Paris, Seuil, 1970, p.275.
22 MORIN, Edgar, LEFORT, Claude et CASTORIADIS, Cornélius, Mai 68, La Brèche (1968), Paris, Fayard, 2008, 306p.
23CANS, Roger, Petite histoire du mouvement écolo en France, Paris, Delachaux & Niestlé, 2006, p.110.
24 HERVIEU-LÉGER, Danièle et HERVIEU, Bertrand, Le retour à la nature. « Au fond de la forêt... l'État », La Tour-d’Aigues, Editions de L’Aube, 2005, 235p.
25 MEADOWS, Denis, Halte à la croissance? Enquête pour le Club de Rome. Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, 1972, 314p.
26 Disponible en ligne: http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/laureates/1974/hayek-lecture.html
27 MANSHOLT, Sicco, dans un dossier: PASS, Alberte et REBOUL, Laurence, La Lettre de Mansholt. Réactions et commentaires, Paris, J.-J. Pauvert, 1972, p.15.
28 CHEVÈNEMENT, Jean-Pierre, « Rapport Mansholt. Béton, ventres pleins, têtes creuses », L'Unité, 21 avril 1972, p.6.
29 MANSHOLT, Sicco, « Le chemin du bonheur », entretien réalisé par Josette Alia, Le Nouvel Observateur, 12-18 juin 1972, pp.71-88.
30 GEORGESCU-ROEGEN, Nicholas, La Décroissance. Entropie, écologie, économie, Paris, Sang de la Terre, 2006, p.97.
31 Ibid., p139.
32 Ibid., p.125.
33 Ibid., p.129.
34 AMAR, André, « La croissance et le problème moral », Cahiers de la Nef, « Les objecteurs de croissance », n°52, septembre-novembre 1973, p.133.
35 ROY, Christian, « Aux sources de l'écologie politique: le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », Canadian Journal of History/Annales canadiennes d'histoire, vol.XXVII, avril 1992, pp.67-100.
36Voir en particulier les deux livres de Jacques ELLUL:
ELLUL, Jacques, La Technique ou l'enjeu du siècle, Paris, 1954, Armand Colin, 401p.
ELLUL, Jacques, Le Système technicien, Paris, Calmann-Lévy, 361p.
37 ILLICH, Ivan, La Convivialité (1973), Paris, Seuil, 2003, 158p.
38 ILLICH, Ivan, Némésis médicale. L'expropriation de la santé, Paris, Seuil, 218p.
39 ILLICH, Ivan, Libérer l'avenir, Paris, Seuil, 1971, p.164.
40Le terme d'outil est « employé au sens le plus large possible d'instrument ou de moyen »: ILLICH, Ivan, La Convivialité (1973), Paris, Seuil, 2003, p.43.
41 ILLICH, Ivan, La Convivialité (1973), Paris, Seuil, 2003, pp.121-122.
42 Un entretien entre les deux auteurs paraît dans le Nouvel Observateur en juin 1972.
43 André GORZ et sa femme lui rendent même visite en 1974 au Mexique.
44 GORZ, André/BOSQUET, Michel, Écologie et politique (1975 et 1977), Paris, Seuil, 1978, p.87.
45 Ibid., p.102-103.
46 Ibid., p.120.
47 PARTANT, François, La Fin du développement. Naissance d'une alternative? (1982), Arles, Actes Sud, 1997, p.49.
48PARTANT, François, La Guérilla économique, Seuil, Paris, 1976, p.53.
49Ibid., p.211.
50DUMONT, René, L'Utopie ou la mort! (1973), Paris, Seuil, 1974, p.53.
51Interview télévisé du 24 avril 1974: http://www.ina.fr/politique/elections/video/CAF94054911/rene-dumont.fr.html
52DUMONT, René, L'Utopie ou la mort! (1973), Paris, Seuil, 1974, p.113.
53Interview télévisé, op.cit.