Voici un entretien réalisé et retranscrit par Benoit Convert, étudiant à l'ESC Reims préparant un mémoire sur la décroissance.
BC: Pourquoi l’idéologie de la croissance est-elle encore
aussi présente de nos jours ?
TD: Cela pose la question de l’imaginaire dans lequel nous sommes : Serge Latouche, qui s’appuie beaucoup sur les travaux de Cornélius Castoriadis, propose de décoloniser l’imaginaire de la
croissance. Cet imaginaire fondé sur l’économique est le propre de la modernité, c’est un des facteurs qui a permis le fameux « take off » du développement et la révolution industrielle
en Europe. Au XIXème siècle on a repris les termes de croissance et de développement à la biologie qui, une fois appliqués à l’économie, naturalisent l’économie et deviennent des lois naturelles,
nécessaires et déterministes. Le propre de cette société de croissance, c’est d’abord un imaginaire dans lequel tout le monde baigne, qui structure et façonne les individus. Latouche a raison
quand il parle de décoloniser l’imaginaire ou de sortir de l’économie, c'est-à-dire de cet imaginaire économique qui fonde une pensée de l’homme sur le modèle de l’homo œconomicus. La société de
croissance est ce que l’on appelle la société moderne : la Décroissance est en fait une réaction face au dépassement d’un certain seuil par la société de croissance (au niveau
environnemental par exemple). La Décroissance est d’ailleurs née de la critique artiste de Mai 1968 et la revendication de l’autogestion mais aussi de la critique écologiste. Je pense notamment à
André Gorz ou Ivan Illich qui ont fondé l’écologie politique en réaction à un modèle étatique jugé trop rigide.
BC: La croissance est-elle toujours créatrice de bien-être aujourd’hui ?
TD: Dans le rapport de Tim Jackson, Prospérité sans croissance, il y a l’idée qu’une fois un certain revenu dépassé, le bonheur se base sur d’autres
critères : lorsque le confort matériel est assuré, on s’intéresse davantage aux valeurs post-matérielles (loisir, relations sociales…).
La pensée de la Décroissance émerge avant le choc pétrolier de 1973 et donc avant les phases de récession économique et c’est d’ailleurs ce choc qui avait passé sous silence la Décroissance. En
effet, quand on a le confort matériel, la croissance ou le plein emploi, on observe l’émergence de valeurs post-matérielles mais la récession entraine un appel mécanique au retour de la
croissance. Aujourd’hui pourtant, la croissance n’est plus le remède au chômage et on ne retrouvera plus jamais le rythme de croissance des Trente Glorieuses. A l’inverse, la Décroissance se
justifie par deux éléments que sont l’accès aux valeurs post-matérielles et l’épuisement du modèle de croissance. La croissance ne peut plus engendrer le bonheur, tout simplement parce
qu’elle n’est plus possible.
BC: Le « développement durable » vient-il solutionner le « mal développement » des pays du Nord ?
TD: De façon générale, la définition du développement durable c’est polluer moins pour polluer plus longtemps. Le développement durable repose sur 3 piliers que sont l’économique, le social et
l’environnemental, mais ces éléments sont en tension les uns avec les autres et lorsqu’il faut arbitrer, on choisit toujours l’économique et la croissance. Finalement, le développement durable
est inscrit dans un imaginaire économique et peut être difficilement considéré comme une alternative à la croissance. De la même façon, le capitalisme vert fait référence au
« grennwashing » : les entreprises verdissent leurs discours mais ne changent rien à leur pratique et n’apportent que peu de crédit au développement durable. Finalement, le
développement durable est un dispositif marketing illusoire et l’expression « Capitalisme Vert » est un oxymore : le capitalisme est un principe d’accumulation matériel fondé sur
la prédation matérielle et humaine où il s’agit essentiellement de transformer les ressources. En conclusion, il semble difficile de considérer l’interprétation faite par le système capitaliste
du développement durable comme une véritable solution alternative.
BC: La Décroissance peut-elle être une solution à cette crise multidimensionnelle que nous traversons depuis quelques années ?
TD: La Décroissance est d’abord une négation, un « mot obus » et donc une provocation comme dirait Paul Ariès. Mais que peut-il bien y avoir derrière un projet de Décroissance ? Il
s’agit en fait d’un projet de « bien vivre » qui oppose la qualité à la quantité. Mais pour répondre à cette question, il faut considérer plusieurs niveaux de réponse. Au niveau
microéconomique, la décroissance fonctionne : par exemple, l’économie solidaire, les « villes lentes » ou les « villes en transition » sont des alternatives concrètes qui
marchent. Au niveau macroéconomique, cela semble plus compliqué et les initiatives individuelles ont peu de chance de renverser le système. Une des faiblesses de la pensée de la Décroissance est
qu’en se basant sur une baisse de la production et donc du PIB, elle conserve un raisonnement quantitatif. Il faut sortir de ce terme, reprendre plutôt le concept d’« A-croissance » et
ainsi penser différemment. Tim Jackson donne d’ailleurs quelques pistes de transition : penser la croissance de façon sélective et non de façon globale, c'est-à-dire sélectionner ce qui est
favorable au « bien vivre » et écarter tout ce qui y est défavorable. Cependant, ces changements ne peuvent se faire que de façon démocratique ou par l’intervention de l’Etat ou de
niveaux supranationaux pouvant favoriser le développement d’énergies renouvelables par exemple ou la fiscalité pénalisant les entreprises polluantes. Ce sont ces choix politiques qui pourront
faire évoluer les choses mais il est certain qu’à un niveau macroéconomique, il faudra faire des compromis. On ne pourra plus être dans la radicalité et la pureté idéologique et il faudra parler
davantage de prospérité sans croissance que de Décroissance.
BC: La Décroissance ne nous imposerait-elle pas sa définition du bonheur ?
TD: On oppose le plaisir vulgaire des biens de consommation à une définition du bonheur qui vient de la tradition gréco-romaine fondée sur une certaine forme de sagesse. Cette définition est peut
être idéaliste et il est vrai qu’à force de vouloir l’homme parfait, on ne risque pas de faire bouger les choses. Je considère tout de même que la critique du bonheur conforme est une critique
utile. Par contre, je ne suis pas d’accord avec une proposition comme celle de restreindre l’accès à Internet, il s’agit d’un nouveau moyen d’appropriation des connaissances très intéressant.
Bien sur, il ne faut pas devenir dépendant de ces outils au quotidien et, bien que l’utilisation ou non d’internet doive rester un choix individuel, l’État peut par exemple former à l’usage.
D’une façon générale je pense que la Décroissance a raison quand elle parle d’autolimitation vis-à-vis des objets, même si cela doit être géré avant tout d’un point de vue individuel.
BC: La Décroissance, c’est l’éloge de la pauvreté ?
TD: Ce que disent les objecteurs de croissance, c’est que la richesse n’est peut être pas l’accumulation de biens matériels et le toujours plus mais comme l’explique Paul Ariès, ce ne doit pas
être un prétexte pour laisser les gens dans la pauvreté subie. La Décroissance oppose pauvreté et misère, la pauvreté est relative alors que la misère est absolue : elle est subie, c’est la
conséquence d’une exclusion par le système capitaliste. Aujourd’hui, parler de pauvreté pourrait avoir du sens dans une société riche et bien portante mais actuellement ce n’est pas possible de
parler de pauvreté, il vaut mieux parler de « bien vivre » en opposition au toujours plus. Pour autant, il est vrai qu’une apologie de la pauvreté est une ambigüité présente dans le
mouvement de la Décroissance, notamment chez Pierre Rabhi par exemple. Pour moi, faire l’éloge de la pauvreté ne peut pas être un projet politique.
BC: La décroissance peut-elle être finalement une pensée dangereuse ? Est-elle malthusienne ?
TD: Aujourd’hui il est devenu plus facile d’en parler surtout dans les milieux de gauche. Mais oui la Décroissance peut être dangereuse : elle peut être mise en œuvre par une dictature ou un
régime qui se désintéresse des libertés publiques et pourrait mettre en place des politiques malthusiennes. Pour autant, la question de la démographie est un faux débat pour moi : il y aura
un pic à 9 milliards d’individus puis une transition démographique et donc une décroissance naturelle de la population. La démographie ne posera pas de problèmes à très long terme. De toute
façon, j’imagine assez mal que l’on puisse mettre en œuvre des politiques anti-natalistes dans les pays développés comme dans les pays émergents. Je pense qu’il faut permettre aux pays du Tiers
Monde d’accéder à un confort matériel minimum mais le développement de ces pays ne doit pas venir de l’extérieur, il doit être autoconstruit, autogéré et autocentré. Les pays en développement
doivent pouvoir accumuler plus de richesses : lorsque l’on part de très bas il faut bien remonter un peu avant de se poser des questions métaphysiques. Oui, la Décroissance peut être
dangereuse mais finalement pas plus qu’un autre modèle : dès qu’il s’agit du pouvoir, on peut évidemment se poser la question de la dangerosité.
BC: N’y a-t-il pas de flou autour de la transition menant à la société de décroissance ?
TD: Oui il y a un gros problème. Je pense que ce n’est pas en claquant des doigts qu’il y aura une société de décroissance. J’aime beaucoup la théorie de Serge Moscovici qui parlait des
minorités actives comme « minorités nomiques », c’est-à-dire créatrices de normes. C’est le cas de la Décroissance qui dénonce des réalités et qui sont ensuite prises en compte par le
système. Je ne crois pas qu’il y aura de société de décroissance demain, mais cette pensée influence le système : aujourd’hui par exemple, l’écologie est devenu un thème central et revient
constamment, le mouvement écologiste a donc joué son rôle pour faire intégrer l’écologie au système. Une transition globale, et donc une sortie du capitalisme, est toujours possible mais nul ne
peut dire quand et comment cela se passera. La décroissance c’est surtout une stratégie d’influence pour pointer les problèmes.