Après s'y être opposé des années durant, André Gorz se rallie en 1997 à l'idée de revenu garanti dans Misères du présent, richesse du possible, dont voici un extrait:
André Gorz : « Sortir de la société salariale »
« Le besoin impérieux d’un revenu suffisant et stable est une chose ; le besoin d’agir, d’œuvrer, de se mesurer aux autres, d’être apprécié par eux est une chose distincte, qui ne se confond pas ni ne coïncide avec la première. Le capitalisme lie systématiquement les deux choses, les confond et fonde sur cette confusion le pouvoir du capital et son emprise idéologique […]. Le besoin impérieux d’un revenu suffisant sert de véhicule pour faire passer en contrebande « le besoin impérieux de travailler ». Le besoin d’agir, d’œuvrer, d’être apprécié sert de véhicule pour faire passer en contrebande le besoin d’être payé pour ce qu’on fait.
Parce que la production sociale (celle du nécessaire et du superflu) exige de moins en moins de « travail » et distribue de moins en moins de salaires, il devient de plus en plus difficile de se procurer un revenu suffisant et stable au moyen d’un travail payé. Dans le discours du capital, on attribue cette difficulté au fait que le « travail manque ». On occulte ainsi la situation réelle ; car ce qui manque n’est évidemment pas le « travail » mais la distribution des richesses pour la production desquelles le capital emploie un nombre de plus en plus réduit de travailleurs.
Le remède à cette situation n’est évidemment pas de « créer du travail » ; mais de répartir au mieux tout le travail socialement nécessaire et toute la richesse socialement produite. Ce qui aura pour conséquence que ce que le capitalisme a artificiellement confondu pourra de nouveau être dissocié : le droit à un revenu suffisant et stable n’aura plus à dépendre de l’occupation permanente et stable d’un emploi ; le besoin d’agir, d’œuvrer, d’être apprécié des autres n’aura plus à prendre la forme d’un travail commandé et payé. […] Le temps de travail cessera d’être le temps social dominant. […]
Le cœur du problème et les enjeux du conflit central peuvent se résumer dans cette alternative : intégrer le travail dans la multiactivité, comme l’une de ses composantes ; ou intégrer la multiactivité dans le travail, comme l’une de ses formes. […] Bref, reconquérir le pouvoir des activités vivantes sur l’appareil et le procès social de production ; ou asservir de plus en plus complètement celles-là à celui-ci. A travers le pouvoir sur le temps, c’est le pouvoir tout court qui est en jeu : sa distribution au sein de la société, le devenir de celle-ci. Le droit sur le temps, sur le temps de l’activité, est l’enjeu d’un conflit culturel qui déborde inévitablement en conflit politique. […]
L’enjeu, en un mot, est la possibilité pour l’autonomie des personnes de se développer indépendamment du besoin que les entreprises en ont. L’enjeu est la possibilité de soustraire au pouvoir du capital, du marché, de l’économique les champs d’activité qui s’ouvrent dans le temps libéré du travail. […]
J’essaierai d’ébaucher maintenant cet « ensemble de politiques spécifiques » qui, en rupture avec la société de travail, pourraient ouvrir celle-ci sur une société de multiactivité et de culture. Il s’agit là d’un essai expérimental et exploratoire, poursuivant des buts comparables à ceux des « réformes révolutionnaires » que nous étions quelques uns à proposer au début des années soixante […]
Il est important de montrer que la possibilité d’un au-delà de la société capitaliste est inscrite dans l’évolution de celle-ci. Il faut montrer qu’une chose est possible pour qu’elle le devienne. […]
1. Garantir le revenu
La sécurité du revenu est la condition première d’une société de multiactivité. La garantie inconditionnelle à toute personne d’un revenu à vie aura toutefois un sens et une fonction foncièrement différents selon que ce revenu est a) suffisant ou b) insuffisant pour protéger contre la misère.
a) Destinée, selon ses partisans, à être substituée à la plupart des revenus de redistribution (allocations familiales et de logement, indemnités de chômage et de maladie, RMI, minimum vieillesse, etc.) la garantie d’un revenu de base inférieur au minimum vital a pour fonction de forcer les chômeurs à accepter des emplois au rabais, pénibles et déconsidérés. C’est là la position des néolibéraux « friedmanniens » de l’École de Chicago mais aussi de libéraux allemands comme Mitschke et des conservateurs britanniques. […]
b) L’allocation à tout citoyen d’un revenu social suffisant relève d’une logique inverse : elle ne vise plus à contraindre les allocataires à accepter n’importe quel travail à n’importe quelle condition mais à les affranchir des contraintes du marché du travail. Le revenu social de base doit leur permettre de refuser le travail et les conditions de travail « indignes » ; et il doit se situer dans un environnement social qui permette à chacun d’arbitrer en permanence entre la valeur d’usage de son temps et sa valeur d’échange […]. L’allocation universelle d’un revenu suffisant […] ne doit pas être comprise comme une forme d’assistance, ni même de protection sociale, plaçant les individus dans la dépendance de l’État providence. Il faut la comprendre au contraire comme le type même de ce qu’Anthony Giddens appelle « une politique générative » (generative policy) : elle doit donner aux individus et aux groupes des moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie. […]
Défense de l’inconditionnalité
a) Quand l’intelligence et l’imagination (le general intellect) deviennent la principale force productive, le temps de travail cesse d’être la mesure du travail ; de plus il cesse d’être mesurable. […]
b) L’inconditionnalité du droit à un revenu de base suffisant soulève des objections immédiates : ne va-t-elle pas produire une masse croissante d’oisifs vivant du travail des autres ? Ces autres ne vont-ils pas refuser de porter le fardeau de la nécessité et exiger que l’oisiveté soit interdite, le travail rendu obligatoire, sous la forme du workfare ou du service civil obligatoire « d’utilité sociale » ? […] Si on veut que l’allocation d’un revenu de base soit liée à l’accomplissement d’une contre-prestation qui la justifie, il faut que cette contre-prestation soit un travail d’intérêt général dans la sphère publique et que ce travail puisse avoir sa rémunération (en l’occurrence le droit à l’allocation de base) pour but sans que cela altère son sens. S’il est impossible de remplir cette condition et si l’on veut que l’allocation universelle serve au développement d’activités bénévoles, artistiques, culturelles, familiales, d’entraide, etc., il faut alors que l’allocation soit garantie inconditionnellement à tous. Car seule son inconditionnalité pourra préserver l’inconditionnalité des activités qui n’ont tout leur sens que si elles sont accomplies pour elles-mêmes.
c) L’allocation universelle est le mieux adaptée à une évolution qui fait « du niveau général des connaissances, knowledge, la force productive principale » et réduit le temps de travail immédiat à très peu de choses en regard du temps que demandent la production, la reproduction et la reproduction élargie des capacités et compétences constitutives de la force de travail dans l’économie dite immatérielle. […]
Pensée jusqu’au bout de ses implications, l’allocation universelle d’un revenu social suffisant équivaut à une mise en commun des richesses socialement produites. A une mise en commun, non à un « partage ». […]
Le temps libre […] permet aux individus de développer des capacités (d’invention, de création, de conception, d’intellection) qui leur confèrent une productivité quasi-illimitée, et ce développement de leur capacité productive, assimilable à une production de capital fixe, n’est pas du travail tout en ayant le même résultat que le travail « du point de vue du procès de production immédiat ». […]
Autrement dit : l’accroissement de la capacité productive des individus est la conséquence et non le but de leur plein développement.
André Gorz, Misères du présent, richesse du possible, Paris, Galilée, 1997, p.123-151.
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